1. Ne pas penser.

 

Je préfère ne pas trop penser. Je ne sais pas si ça vous fait la même chose qu’à moi, mais quand je commence à trop gamberger, ça me conduit dans des culs-de-sac un peu pisseux, un peu sombres. Le genre d’endroit propice au regret et au renoncement. Un entonnoir où l’on pénètre aisément, mais dont on ressort le corps criblé d’épines. C’est pour ça que je préfère ne pas trop penser. Peu importe le sujet, d’ailleurs. Tout devient très vite complexe. Penser au boulot, par exemple, me ramène au compromis médiocre que je m’impose cinq jours sur sept pour des compensations financières médiocres. Ça me renvoie au gaspillage de mon temps et au piétinement de mes rêves de gosse. Et il suffit d’une indiscrétion sur le salaire mensuel d’un présentateur télé, pour qu’aussitôt je fasse fonctionner la machine à comparaison. Ça me donne des vertiges et c’est la nausée qui l’emporte, brassée par un courant absurde. Si c’est à ma femme que je pense, ce sont les perspectives de divorce qui me minent, et la volonté qu’elle affiche déjà de plumer ce qu’il me reste sur le croupion pour élever notre fille dans la dignité, et accessoirement dans le rejet de son père. Pour elle, je suis déjà mort ; il ne lui reste qu’à piller ma dépouille. Parfois je pense à mes parents et dans ce cas, me viennent en boomerang les certitudes ébranlées et leur égarement respectif. Plus je vieillis et plus ils sont friables. Je pourrais continuer des heures à déballer les raisons pour lesquelles je préfère ne pas penser, mais je doute que ça intéresse grand monde. Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que je suis plongé dans un de ces foutus moments par la faute de Phil. Je viens de penser à toutes ces choses et ça m’a fichu un bourdon carabiné. Les vrais amis ne demandent jamais à quoi vous pensez. Ils respectent votre silence, votre sommeil, vous comprennent sans que vous ayez besoin de bouger un cil. Vous savez, ce genre de complicité qui donnerait presque envie de chialer tellement c’est beau. Et bien ça non plus, je n’y ai pas droit. Je dois me contenter de Phil, un vague pote qui est toujours à poser des questions à la con et qui n’hésiterait pas une seconde à tringler ma femme si l’occasion se présentait. Bon, en toute honnêteté, je doute que cela arrive. N’empêche, j’ai de temps en temps l’image de Phil cavalant au cul d’Alexandra, qui vient me parasiter le cerveau.

J’aimerais dire de Phil qu’il est mon exact opposé, ça me rassurerait même, mais nous sommes tous deux courts sur pattes et affublés d’un tarin proéminent. Une coupe hirsute, inchangée depuis nos vingt ans, vient détruire nos derniers espoirs d’élégance. Et je ne parle même pas des fringues ! En bref, on a le profil idéal pour une émission de relooking extrême. À l’école, on nous prenait pour des frangins. On est devenus potes par similitude. À force de fréquenter les mêmes lieux, on a fini par se forger une complicité, mais ça fait comme toutes ces choses artificielles. Dès qu’on les examine d’un peu plus près, on remarque les soudures et ça pue le fac-similé.

- Hey Fred, à quoi tu penses ?

J’ai fusillé Phil qui ne captait que dalle à mes états d’âme, puis j’ai cherché dans mon champ de vision de quoi donner le change pour ne plus être emmerdé. Je suis tombé sur la brasserie des chasseurs.

- Je pense que je ne vais pas tarder à braquer la brasserie. C’est toujours rempli de clients bourrés et à certaines heures, le personnel ne voit plus très clair non plus. Avec ce fric, je disparais dans n’importe quel coin où l’on peut bouffer pour un dollar par jour et je me la coule douce.

Ma réponse n’a pas eu l’effet escompté. J’aurais dû me douter que Phil prendrait ça au premier degré. Face à l’humour, il était aussi hermétique qu’un Tupperware. Il m’a bombardé d’objections, si bien qu’une demi-heure plus tard, j’en étais toujours à le convaincre que le coup était possible, que la présence des chasseurs n’était pas un problème puisqu’ils ne venaient pas picoler avec leurs armes. Ils connaissaient même, mieux que les autres, les dégâts qu’un flingue occasionnerait sur leur bidoche replète et ça les aiderait à réfléchir avant de vouloir jouer aux héros. Je me suis pris au jeu. Je l’ai un peu baratiné sur de prétendus repérages derrière le bar, destinés à vérifier l’absence de toute arme ou de mécanisme d’alarme.

- Aucune ombre au tableau, mon vieux Phil, c’est du tout cuit !

Puis je me suis étiré sur le banc, les mains derrière la tête et les yeux mi-clos tandis que Phil fonctionnait à plein régime pour avaler la masse d’informations. Il me regardait d’un air étrange et affolé. Moi, je me suis marré intérieurement. J’ai fermé les yeux, senti le soleil border mes paupières. Je ne pensais plus à rien.