11. Relooking extrême.

 

Je me retrouvais seul à ruminer ces choses qu'on lui avait dites et faites. Et je n'avais pas aimé non plus le ton de sa voix, cassant et lointain. Son père ne nourrissait pas les poules, il était bien en train de s'hydrater sur un banc en profitant du soleil. J'ai quand même proposé mon aide pour nourrir la volaille, mais il m'a cueilli à froid, lui aussi.

- C'est pas parce que je picole qu'il faut me prendre pour un couillon. Je flaire le truc louche, les embrouilles. Je suis encore capable de buter un sanglier, tu sais. Faudrait que tu gardes ça dans un coin de ta tête au cas où tu voudrais faire replonger ma gosse.

- On se rend service, c'est tout ce que je peux vous dire.

- Je le savais ! Enqui ! Y a un truc louche.

- Moi non plus, je ne veux pas de mal à Mado. Je lui souhaite même le meilleur.

- Et pardi, ça serait toi le meilleur ?

- Sans doute pas. Mais vous qui l'aimez tant, qu'est-ce que vous pouvez lui garantir à part la tranquillité pour quelques années ? Et Paul, qu'est-ce qu'il devient ?

- Plus de nouvelles. Il est à Eysines, je crois. Je ne suis pas assez bien pour sa femme. Je bois trop il paraît. Et je suis vulgaire.

- Ah…

- Ben ouais. Et puis Mado, elle ne l'aime pas non plus. La dernière fois qu'elle l'a vue, elle lui a serré la main du bout des doigts comme si elle allait lui refiler le sida. Je ne lui donne pas cinq ans à Paul, pour revenir ici à couilles rabattues en pleurant ses erreurs. Dieu merci, je ne serai plus là pour voir ça.

Il ponctua sa fin de phrase par une longue gorgée. Un filet de rouge glissait le long de son cou. Je suis resté assis à côté de lui. Il fixait un point à l'horizon. Mais Paul n'était pas encore prêt de reparaître. Son front ridé m'a fait penser à des persiennes, et derrière, le vide laissé par sa femme.

- On va nourrir les poules ?

- C'est déjà fait. Il y a bien du bois à couper, mais je ne te vois pas faire ça avec ton truc autour du cou. Tu peux donner un coup de balai dans la maison si tu veux rendre service.

- Après vous allez encore dire que je suis pédé !

Il s'est marré. Je commençais à comprendre ce qui le faisait rire. Je suis rentré pour exécuter mon humble tâche. Le soleil m'avait bien cramé le nez ces derniers jours, signe que je devais rester dans l'ombre. Dans tous les sens du terme.

Après cela, je suis retourné à la cave et j'ai téléphoné chez ma belle-mère. Il n'y avait ni Eva ni Alexandra. Ça m'a paru plus facile de lui faire avaler ma soupe de mensonges gratinée, parsemée de croûtons véridiques : je savais qu'elle ne pouvait pas m'encadrer. J'ai tout mis sur le dos de Phil. Il le méritait bien. Je savais de toute manière que ça rebondirait sur le mien dans ce qu'elle retransmettrait à sa fille. Je lui ai dit que j'avais été entraîné dans une histoire avec des gitans à cause d'une dette de poker, et qu'ils cherchaient à me faire la peau. J'ai dit que la voiture cassée, c'était eux et que la maison de Phil avait été dévastée. Elle m'a traité de moins que rien et d'irresponsable. J'ai encaissé et j'ai promis de ne pas les impliquer dans l'histoire. Elle m'a aidé en jurant que je ne remettrai plus jamais les pieds dans sa maison et qu'elle garderait sa fille et Éva chez elle tant qu'il subsisterait le moindre danger. J'ai mendié le droit de téléphoner de temps en temps et elle m'a répondu que c'était à Alexandra d'en décider. Elle m'a raccroché au nez. J'étais en sueur. Je me suis écroulé sur le matelas et c'est dans cette position prostrée que Mado m'a découvert quelques heures plus tard. Je devais avoir une tête de cadavre.

- Ça y est, cette fois c'est ça, ils ont chopé ton pote ?

- Toujours pas non.

- Tu tires une de ces gueules !

Je lui ai résumé mon coup de fil, puis les soupçons de son père et elle m'a conseillé de laisser filer tout ça pour le moment. Nous avions un but à atteindre. Après, il serait toujours temps de recoller les morceaux et avec du fric plein les poches, c'était plus facile. Elle se chargerait d'amadouer son père. Elle a posé les sacs à mes pieds.

- Ça devrait être à ta taille. On va jouer à « Pretty Woman », ça va te changer les idées. Allez, enfile-moi ça.

- Quoi ? Ça ?

- On a dit que je modifiais ton look.

- Mais, rassure-moi, il y a bien un jean dans ton lot ?

- Oui, allez, ne fais pas ta précieuse !

J'ai endossé un costume que je croyais réservé aux cérémonies de mariage, puis un pantalon de toile, et enfin deux jeans. Après ce fut au tour des hauts. Dans l'ensemble, et à part le costard, Mado avait bien choisi.

- J'ai payé avec une partie de l'argent que je te dois.

- Ah oui, au fait. Ce n'est pas que je sois pressé, mais Phil est en manque de liquide alors si tu pouvais me donner notre part, disons demain matin, ça serait parfait.

- Je peux te payer tout de suite si tu veux.

- Non, demain, ce sera parfait.

- Tu ne veux pas savoir combien ont rapporté les deux cent cinquante grammes devenus trois cents grammes grâce à mes petites mains ouvrières ?

- Si, ça, je veux bien.

- Trois mille euros.

- À partager en trois. Ça nous fait…

- Non, trois mille euros chacun.

- Incroyable ! Et le kilo, tu vas le vendre à combien ?

- Dans les douze mille chacun. Et peut-être quinze, si je dilue un peu la marchandise. Ce qui nous fera entre quarante-huit mille et soixante mille euros chacun au bout du compte.

On a changé de sujet. J'ignorais combien d'années de tôle je risquais pour ce fric. Je ne lui ai pas dit, mais je ne pensais pas que c'était une somme suffisante pour disparaître.

 

- Bon, ôte tes fringues neuves et remets les vieilles. On va passer à l'étape de la tignasse. Je vais te faire perdre cinq cent grammes en cinq minutes.

Elle m'a bandé les yeux, pour la surprise. Et j'ai entendu les ciseaux tailler dans la masse. Je n'avais pas été chez le coiffeur depuis dix ans. Bon, je me laissais bien raccourcir la nuque et la frange de temps en temps par Alexandra, mais là, je sentais plutôt que Mado progressait à la machette. Et puis il y a eu cette odeur dégueulasse. Elle me disait de ne pas bouger, mais ça puait et c'était loin de durer les cinq minutes promises. Lorsqu'elle m'a ôté le bandeau, elle m'a juré que j'avais rajeuni de dix ans et que j'aurais moins chaud désormais.

- De vingt ans, tu veux dire, ça m'a rappelé la tondeuse de l'armée. Et cette odeur, ça va partir, j'espère. C'est quoi cette puanteur ?

- Je suis sûr que tu ne t'es jamais vu en blond.

- Non, t'as pas osé ?

- Attend le rinçage et tu verras.

Une fois la transformation terminée, je me suis à peine reconnu devant la glace. Phil allait se bidonner comme une baleine. Mais avant lui, ce fut le vieux de Mado qui s'est fendu de sa petite remarque :

- Ah voilà, maintenant tu ressembles vraiment à un pédé !

Je me suis tourné vers Mado qui riait, et comme j'aimais son rire, j'ai levé les bras au ciel et elle m'a susurré à l'oreille que je lui plaisais bien comme ça. Je n'ai pas pu finir mon repas du soir en face du vieux qui se payait ma tronche et m'envoyait du « mademoiselle » à chaque phrase. Ça devenait lourdingue. Je suis allé m'allonger sur mon matelas à la cave. Mado m'a rejoint un peu plus tard et m'a proposé sa pharmacopée.

- Ton père est vraiment chiant, à force !

- Il a peu l'occasion de s'amuser. Et pendant ce temps-là, il ne pense pas à nos affaires. Il est parti sur une histoire de cabaret. Il pense que tu vas monter un numéro de transformiste.

- Il a raison, j'ai vraiment l'air d'un personnage de cirque, en blondinet.

- C'est une question d'habitude. Et puisque tu parles de cirque, je te jure que c'était pire avant avec ta tignasse de lion anémique. Aucun dresseur n'aurait voulu te faire monter sur un tabouret. Tu verras, l'été, c'est pratique, les cheveux courts.

- J'ai une tronche de néo-nazi et tu trouves ça réussi, Eva Braun ?

- Ben, je t'offre même le bunker, tu pourrais être un peu plus reconnaissant. Bon, on se le fume ce petit joint, ça t'éloignera de ton trip troisième Reich ?

J'ai accepté à la condition qu'il soit moins dosé que celui de la veille. Je ne suis pas sûr qu'elle m'ait vraiment écouté car j'avais encore le cerveau en vrille après quelques taffes. Mado s'est allongée et j'ai écrasé le mégot en faisant de même. On s'est serrés l'un contre l'autre. Ma minerve contre son nez et on a ri. Puis on s'est tus. Elle m'a ôté la minerve et je l'ai embrassée. Elle devait vraiment être persuadée d'avoir réussi ma coupe ou peut-être voulait-elle m'en persuader, car ses mains ne quittaient pas mon crâne. Des caresses délicieuses. J'imaginais ce qu'elle était capable de réaliser un mètre plus bas et j'en bandais d'avance. J'ai laissé Mado me parcourir, le cou calé par un coussin. J'ai tendu la langue aux seins qui s'offraient, je me suis laissé enserrer par la main, par la bouche et les fesses de Mado ont avantageusement remplacé ma minerve. Toute mon adolescence resurgissait sous mon nez. J'ai plongé ma langue dans le passé, la tête étoilée. Nous sommes restés comme ça, à gémir légèrement, au fond de notre bunker, à cunnilinguer, et j'ai trouvé ça long et bon. Le baiser d'après avait un goût spécial. On s'est essuyés sur le drap et on s'est étreints, longtemps, avant de s'endormir l'un contre l'autre, avec juste quelques gouttes de sueur entre nous.