12. Le père de ma fille.

 

Comme je l'avais parié, Phil s'est foutu de ma gueule quand il m'a vu. Du coup, je lui ai suggéré de faire de même et de se teindre en roux pour des raisons de sécurité en essayant d'avoir l'air le plus sérieux possible.

_ Tu déconnes, j'espère ?

_ Tu sais Phil, les cheveux, ça repousse, mais les entailles au cutter, ça laisse toujours des traces.

_ Là, tu rêves mon vieux Fred. Pas question que je touche à mes cheveux. C'est un hommage à Johnny Ramone. Et puis si les types me retrouvent, tu crois qu'ils vont se contenter d'une opération esthétique. J'irai à la morgue avec ma tignasse. C'est une question d'honneur !

_ Sauf, s'ils te scalpent.

_ Tu ne me feras pas flipper, je ne te rejoindrai pas dans ton trip, pas question de me faire une coupe de fiotte.

_ Mais qu'est-ce que vous avez tous avec les pédés ?

_ Quoi ?

_ Non rien, laisse tomber. Bon, la bonne nouvelle c'est que j'ai du liquide. Trois mille chacun.

_ Ah, maintenant, je suis tout ouie. C'est bien, non ?

_ Je n'en sais rien. Je ne connais pas les prix. Tu ne t'es pas renseigné sur internet ?

_ Si, un peu, mais ça varie d'un site à l'autre. Bon, et la suite ?

_ Il me faudrait un kilo de plus. Mon contact peut l'écouler dans une semaine.

_ OK mais tu es sûr qu'elle ne va pas se barrer avec. Je préférerais confier de petites quantités, il y a moins de risques.

_ Merde, Phil, on ne joue pas à la marchande. Je ne dois quand même pas te rappeler qu'on doit sauver nos billes rapidement. Nos couilles sont peut-être déjà dans la scierie à l'heure qu'il est. File-moi le kilo et fais-moi confiance pour le reste. Dis-moi plutôt ce que tu as récolté en fouillant les faits divers.

_ L'agression du Taillan ne fait pas les gros titres. Il paraît que ça s'agite chez les gitans du côté de Bacalan et que la cité des Aubiers et celle du Grand Parc, s'attendent à une descente. Personne ne parle de drogue, mais plutôt de lutte entre communautés. Tu vois que j'ai bien fait de glisser des expressions manouches, ça brouille les pistes.

_ Tu les as tellement brouillées qu'ils ont défoncé ta porte. Rien d'autre ?

_ En attendant, les flics sont aux fraises. C'est déjà un souci de moins. Sinon, ils ont parlé du cambriolage de ma maison, mais ça tenait en trois lignes.

_ À mon avis, les flics ne vont pas tarder à te rechercher. Ils vont te prendre pour une victime. Il va falloir que tu oublies les petites balades bucoliques à la cascade.

_ y aucune photo de moi à la maison. J'ai toujours fui les objectifs, tu sais bien.

_ Bah il leur suffira de placarder la tronche de Johnny Ramone sur les arbres et je ne te donne pas trois jours avant qu'on te repère. Peut-être même la petite réceptionniste de l'hôtel, qui t'a tapé dans l'œil.

J'ai observé Phil. Il gambergeait un sourire aux lèvres et j'ai mis un terme à ses rêveries. Non, ça ne constituait pas un argument pour la mettre dans son lit. Il n'y avait qu'une chose à faire : attendre, rester à l'affût des infos qui tombent, et me refiler le kilo de coke.

 

 

J'étais sur la route du retour quand Alexandra m'a téléphoné. Je lui ai demandé de me laisser le temps de me garer, mais elle n'en avait rien à faire et j'ai manœuvré d'une main en tenant mon portable de l'autre, devenu gourdin. Je vous passe les insultes basiques et les cris hystériques. Lorsque j'ai pu en placer une, j'étais enfin garé entre Eysines et Blanquefort.

_ J'espère au moins qu'Éva n'est pas à côté de toi et qu'elle ne t'entend pas hurler comme une furie.

_ Éva ? Tu as pensé à elle une seconde avant de nous mettre tous en danger espèce de connard ! Elle est dehors avec sa grand-mère, je ne sais même pas comment je vais lui annoncer qu'elle n'a plus de père !

_ Déconne pas Alexandra, tu ne peux pas lui dire ça !

_ Je lui dis quoi, alors, que tu as joué sa vie, notre vie sur une partie de poker ?

_ Écoute Alexandra, ça ne s'est pas vraiment passé comme ça...

_ Attend que je m'asseye. Il me semble que tu es prêt à me raconter un truc sincère, ça risque de me déstabiliser. Et trouve autre chose que la partie de poker. Tu sais à peine reconnaître une paire et l'autre débile, je l'ai jamais vu jouer aux cartes depuis qu'il traîne avec toi.

_ Le braquage de la brasserie, c'est Phil. Il a agi sur une idée que j'avais balancée pour rire. Tu veux quoi ? Que j'aille me rendre chez les flics pour écoper de vingt ans de tôle pour complicité ? Je n'ai pas le choix. Phil a piqué des trucs à écouler et des tueurs nous traquent. Je dois disparaître, mais il ne faut pas dire à Éva qu'elle n'a plus de père. Je t'en prie. Fais-ça pour elle au moins.

_ Nom de Dieu ! C'est encore plus grave que je ne le pensais. Mais tu es complètement dingue !

_ C'est Phil qui est dingue. Il m'a foutu dans la merde. Je dois sauver ma peau.

_ Et si ces types remontent ta trace et viennent nous torturer, tu y as pensé ?

_ Ils n'ont rien sur moi. Je vais trouver un moyen pour que ça n'arrive pas, je te le jure. Laisse-moi encore une chance d'être le père de ma fille, je t'en prie !

_ Tu es où ?

_ Je ne peux pas te le dire.

_ Il n’y a plus rien entre nous Fred, c'est définitif et ce n'est pas nouveau. On a fait semblant pour Éva, mais c'est fini, le carnaval. Alors écoute bien : Ta fille, tu l'auras au téléphone si tout rentre dans l'ordre. En attendant, tu vires mon numéro de ton répertoire et tu n'essaies pas de me contacter, sinon je te jure qu'il n'y aura plus de père pour Éva. Et tant qu'à devenir un criminel, pourquoi tu ne tuerais pas ton cher pote Phil. Avec un peu de chance, tu pourrais passer entre les mailles du filet. C'est mon dernier conseil, j'espère que tu as tout imprimé.

_ Je suis désolé, Alexandra, c'est tout ce que je peux dire.

 

Elle a raccroché et j'étais sûr d'avoir fait une énorme connerie en la mettant au courant pour le braquage. Un moment de panique. J'étais en miettes, perdu au bord de la route avec mon kilo de coke sous le siège passager. Je n'avais même pas une photo de ma fille à regarder. Elles étaient toutes chez moi. Mon petit cœur de huit ans, qui me cracherait à la gueule plus tard pour l'avoir abandonnée, et ça seulement si je parvenais à rester en vie. Il allait falloir que je me concentre sur le présent, car l'avenir et le passé étaient deux cordes pour me pendre.

 

J'ai repris mon chemin, je me foutais d'avoir mal au cou, au moins autant de ma gueule de blondinet dans le rétro. j'ai doublé un camion de flics sans le moindre frisson et je suis arrivé chez Mado, anéanti. Je suis allé directement à la cave. Le vieux, le visage enfoui entre les bras, était trop bourré pour m'envoyer une de ses blagues foireuses. Je n'ai pas allumé la lumière et suis allé directement me coucher en doublant la dose de Rivotril. Plutôt que de compter les moutons, j'ai envisagé l'hypothèse de balancer Phil du haut de la cascade et de laisser le gros Francis, ou sa femme découvrir les deux kilos de coke restants. On dit souvent que c'est dans les moments forts que l'on reconnaissait les amis. Phil n'en était pas un, même plus un vague pote. Juste un sac à emmerdes que je traînais depuis des années et qui m'avait explosé au visage. Oui, maintenant, j'avais envie de le buter. Le problème était que je n'étais pas un assassin.

Juste après, je me suis rappelé que le chien de la ferme n'était pas à son poste lorsque je suis rentré et que le vieux, la tête entre les bras, n'était peut-être pas en train de dormir. Quant à Mado... Le Rivotril commençait à agir et me dénouait lentement l'estomac. Par acquit de conscience, je suis retourné voir le vieux. J'ai soulevé sa tête, il respirait. J'ai baillé et suis allé me remettre au lit, encore envahi par des pensées meurtrières.

 

J'ai été réveillé dans la nuit par l'odeur âcre du joint de Mado. Elle tirait des taffes régulières, et le milieu de son visage apparaissait et disparaissait à chaque bouffée, avec la régularité d'un gyrophare. Le souvenir de notre petite séance de la veille avait perdu sa saveur. J'ai ronflé doucement, les yeux mi-clos. Mado était peut-être devenue mon garde-fou, mon issue de secours. Qui d'autre, mieux qu'elle pouvait comprendre les erreurs de parcours. Elle m'a caressé le front et s'est allongée discrètement à côté de moi. Je suis resté immobile à remuer mon cerveau en compost. Une fermentation bien puante, mais peu fertile.

 

J'ai finalement tourné la tête et mis une main sur la hanche nue de Mado et j'ai parcouru doucement la pente de haut en bas, sans rien dire. Elle a tenté de réveiller ma queue en berne et elle a écouté le récit de ma journée que j'égrenais avec lenteur, herbe contre anxiolytiques. Elle ne m'a pas reproché d'avoir parlé à Alexandra. Je crois qu'elle avait l'esprit ailleurs, encombré par d'autres complications. Nous nous sommes serrés l'un contre l'autre comme deux orphelins. Elle a pleuré un peu, en silence. J'ai caressé sa nuque, doucement, je pensais à Éva, à son bras qui pendait dans le vide dans son sommeil, à son profil de poupée. J'ai continué de passer une main dans les cheveux de Mado, de la nuque jusqu'au sommet du crâne en attendant d'être happé à nouveau par les effets chimiques.