13. Comme deux puceaux boutonneux.

 

Le lendemain matin, Nous avons retrouvé le vieux écroulé par terre. Du sang séché collait à ses cheveux gris. Mado est sortie en pleurant et je lui ai emboîté le pas. Elle s'est assise sur le banc de pierre et n'a pas refusé mon bras autour de son épaule.

_ Il a buté Nestor hier, Il l'a emmené dans le hangar, il lui a donné à manger un beau quartier de bœuf, puis il l'a abattu d'un coup de fusil. C'était son chien. Il l'aimait profondément.

_ C'est pour ça que tu ne l'as pas porté dans son lit hier soir ? Mais pourquoi a-t-il fait ça ?

_ Le toubib est passé avec les analyses dans l'après-midi. Mon père n'a jamais voulu entendre parler d’hospitalisation et il n'y a plus rien à espérer. Il va mourir. C'est une question de jours. Je crois qu'il n'a pas voulu lui faire de peine, qu'il n'a pas supporté l'idée d'imaginer Nestor geindre en lui léchant le visage en pure perte.

_ Tu veux que je t'aide à le mettre au lit ?

_ J'ai planqué son fusil. Je ne sais pas ce qu'il est capable de faire maintenant. Oui, on va le mettre au lit. Je vais devoir le regarder tenter de finir sa cave et l'entendre pester contre ma mère et mon frère en attendant la faucheuse.

_ Je vais rester avec toi, si tu veux. Si je revois Phil en ce moment, je vais le tuer, c'est sûr.

_ Je t'avais dit que je ne le sentais pas ton pote. Je commence à avoir une sacrée bonne connaissance des gens. Ça ne te servira à rien de le buter, ça ne te rendra pas ta fille. Laisse-moi réfléchir à la situation. Donne-moi quelques jours. Prends sur toi, agis avec lui comme si de rien n'était. Laisse-le s'endormir dans son petit coin et se détendre à la cascade. Pour répondre à ta question, oui, je veux bien que tu restes ici avec moi. Ça va te sembler con pour une ancienne pute, mais je tiens à toi. De plus en plus. Même si j'ai un peu raté ta coupe de cheveux.

Nos yeux étaient humides et durs à la fois. Un mélange de force et de renoncement. S'il fallait aller en enfer, nous irions tous les deux, j'en avais maintenant la certitude. Nous étions liés. J'étais encore impressionné par ses cicatrices, mais dès que son visage s'animait, elles disparaissaient dans la magie de son sourire ou dans la profondeur de sa tristesse.

Le vieux a agité mollement les bras pendant le transport. Mado a ramené du coton et un antiseptique et a tamponné la plaie bénigne de son front. Il a maugréé, a pris la main de Mado et l'a embrassée en murmurant des paroles incompréhensibles.

 

J'ai aidé Mado à nourrir les bêtes, à réaliser tous ces petits riens qui donnent l'impression que le monde tourne rond. Nous n'avons pas ri de la journée. Elle avec son père, moi avec ma fille. On a sué sous le soleil, en se serrant par la taille de temps en temps. Phil a téléphoné dans le vide. Je n'étais pas en état de jouer la comédie. La tombe fraîche de Nestor, creusée dans un coin du hangar, était surmontée d'une croix de bois, et sur la terre, l'écuelle et la lourde laisse faisaient office d'ornements. C'était une journée décousue, sans paroles inutiles, tout semblait calme, comme dans l'œil d'un cyclone.

Le vieux a mis le nez dehors en milieu d'après-midi. Il a bu au goulot près du crochet métallique qui servait à attacher la laisse de Nestor. La casquette de travers, il attendait la mort au comptoir avec un air de défi qui semblait dire : Tu viens me baiser, salope, mais ça ne sera pas une partie de plaisir. J'espère que tu as des pincettes et de quoi nettoyer ta faux car je te réserve ma puanteur, mon vomi et mes dernières gouttes de pisse. Il tremblait, s'en foutait partout et trinquait dans le vide en criant : « Aux salopes ! »

Mado m'a demandé de le surveiller pendant qu'elle allait à la supérette. J'ai ôté ma minerve trempée pour profiter du souffle d'air. J'ai appelé Phil et l’ai laissé parler. Il y avait eu des bagarres aux Aubiers et des voitures brûlées au Grand Parc, ainsi que quelques arrestations. J'ai bondi quand Phil m’a dit qu'il avait pris l'initiative d'appeler les flics pour leur dire qu'il était à Nice. Des voisins l'ayant prévenu, il a demandé, sans se démonter, s'il était possible de condamner la porte de son domicile, le temps qu'il revienne et fasse une déclaration de vol à la fin de l'été. Il était dans l'obligation de terminer son job de photographe saisonnier. Il paraissait fier de sa trouvaille.

Lorsque j'ai raccroché, je n'ai pas pu m'empêcher de hurler « sale gros con ! »

_ Mademoiselle a ses règles ?

_ Putain, le vieux tu fais chier à force ! Arrête tes conneries. Tu vas crever, OK, on est tous tristes pour toi, mais t'es pas le seul à déguster. Si ça peut t'aider à écourter tes vieux jours, je peux te dire que Mado et moi sommes sacrément dans la merde, alors garde-nous une place au chaud, on ne va pas tarder à te rejoindre.

_ Espèce de petit fumier, je savais que tu amenais le malheur dès que je t'ai vu. C'est toi qui m'as piqué mon fusil ?

_ Non, c'est Mado. Et pour le malheur, il était déjà là bien avant que j'arrive. Alors on va mettre les choses au point. Ta maladie, c'est moche, mais moi j'ai perdu ma fille à cause d'un connard qui déblatère des conneries aux flics. Je ne pense qu'à le buter et à filer avec Mado loin de tout ça si on parvient à passer entre les gouttes. Alors je ne suis pas d'humeur pour tes blagues homophobes à la con.

_ Homo quoi ?

_ Tes blagues sur les pédés.

_ Et qu'est-ce qu'elle a à voir là-dedans, Mado ?

_ Elle m'aide à écouler de la marchandise volée par l'autre abruti à des truands et prend son pourcentage dessus.

_ Enqui ! Pourquoi je ne suis pas mort hier en même temps que Nestor ? Mado, elle t'aime bien, ça se voit et toi tu l'utilises, comme tous les autres.

_ Tu te goures. Moi aussi je l'aime bien, même un peu plus que ça et puisqu'on est dans les confidences. Je lui souhaite le meilleur, je te l'ai déjà dit et c'est vrai. Je ne mentirais pas à un mec qui va crever, ça porte malheur.

_ Et l'autre connard, il fait quoi ?

_ Il est au vert, à se tourner les pouces avec la marchandise. Accessoirement, il prend des initiatives de merde. Pas un mot à Mado de tout ça. Tu ne me fais plus chier, et je m'occupe d'elle, d'accord ?

_ Tu l'aimes vraiment Mado ?

_ On se serre les coudes. Il n'y a pas d'embrouilles entre nous, mais on n'a pas le temps de penser à l'amour en ce moment.

 

Il a tété au goulot puis m'a remercié pour la franchise. J'étais surpris. Surtout lorsqu'il a ponctué sa phrase de « fiston ». Je me demandais pourquoi je racontais mon histoire à tout le monde. Je commençais à avoir des problèmes d'étanchéité. Mado est revenue avec du pain frais et du fromage. On a cassé la croûte tous les trois au soleil. Dès la fin du repas, le vieux oscillait à tel point qu'on l'a mis au lit avant qu'il ne se transforme en culbuto. On s'est accordé une sieste. J'ai demandé à Mado pourquoi nous n'allions pas dans sa chambre, mais elle trouvait la cave plus romantique. Nous avons discuté du kilo. Elle souhaitait que je l'accompagne avec un flingue. Elle l'a sorti de son sac à main. Je n'avais jamais tiré qu'au FAMAS à l'armée, et ça remontait à des années.

_ T'inquiètes, tu n'auras pas à t'en servir. C'est juste pour faire plus sérieux. Comme le costard, ça fait partie du look, si tu veux.

J'ai compris qu'elle avait déjà ça en tête au moment des achats de fringues. Au point où j'en étais, j'ai accepté sans rechigner. Après, on s'est lancé dans des préliminaires, mais le cœur n'y était pas alors on s'est couché comme deux puceaux boutonneux.

 

Pour la suite... ben faudra attendre qu'un éditeur se penche sur la question ;)