2. Penser au papier-cul

 

- Tu n’as pas pensé au papier toilette ?

- Ben non, j’ai pas pensé au papier toilette.

- Je croyais que tu étais sorti avec ma liste de courses

- Elle est restée dans la voiture.

Je vous passe les détails pour la suite du dialogue. C’est une succession de « À quoi ça sert que je… » de « Pourquoi tu ne… » de « C’est quand même pas trop te demander de… » ou encore de « Tu aurais au moins pu… » Je suis blindé contre les reproches permanents d’Alexandra, mais ça n’a pas fonctionné cette fois-ci. J’ai tilté lorsqu’elle m’a hurlé dessus :

- Mais bon sang, à quoi tu penses ?

Mon sang, loin d’être bon, gonflait mes veines, mes tempes et mes bras. Un tambour de galère s’est mis en branle, sauvage et brutal. J’ai cherché à faire rentrer les yeux d’Alexandra au fond de leur orbite, par la seule puissance de mon regard. Dans mon crâne, ça disjonctait, ça sentait le circuit grillé. Je n’imprimais plus. Et au centre de la rage, dansaient quelques mots « Tu ne vas quand même pas la dérouiller. Barre-toi, et vite ! » C’est ce que j’ai fait en me défoulant sur la porte qui vibrait encore comme un bourdon alors que j’avais déjà franchi le portail du jardin. À quoi je pense, bordel ? Au tonneau de merde dans lequel je surnage en évitant les semelles qui voudraient m’appuyer sur la tête pour m’ensevelir tout à fait. Je suis passé devant chez Phil en pressant le pas inutilement : sa vieille Ford Fiesta n’était pas garée sur le trottoir et les volets étaient fermés, mais je ne voulais prendre aucun risque. Je me suis dit que j’allais entamer une période « sans Phil » comme un bon haricot vert. Ça m’a fait marrer dans ma rage, jusqu’au moment où la bouille émue de ma fille est venue exploser tout en un strike parfait. Les enfants, ça vous met dans des états que vous n’auriez jamais connus autrement. Quoi que vous fassiez, vous êtes leur jouet, et les jouets, à cet âge-là, on les adule ou on les casse. Les enfants, ce sont les seuls qui savent, à ce point vous transformer en héros ou en minable. Mais je ne peux pas vous parler de ma gosse maintenant, je suis en train d’exploser.

J’ai marché pendant un bon quart d’heure avant de réaliser que je ne savais pas où j’allais. J’ai fait mon mini Paris, Texas, la guitare de Ry Cooder en moins. Je ne sais pas si c’est l’engueulade avec Alexandra ou l’image d’Harry Dean Stanton, en plein désert, la casquette en berne, mais je me suis retrouvé une demi-heure plus tard devant l’océan avec un pack de bières bien fraîches. Il faut que je vous dise, l’alcool, c’est plus mon truc depuis des années, mais c’est comme le ski ou le vélo, ça ne s’oublie pas tout à fait. Je me suis calé contre une dune, loin des baigneurs. J’ai étendu mes habits sur le sable et j’ai laissé le soleil me rôtir et la bière me glacer l’intérieur.

La bière aussi, ça fait penser à des trucs, mais ça colore et ça ajoute des détails amusants, ça rend un certain nombre de préoccupations dérisoires et ça leur évite de rester coincées dans l’œsophage. Je me suis enfilé les six canettes qui commençaient à produire leur effet et j’ai zigzagué sous le cagnard, jusqu’aux premiers rouleaux avec une furieuse envie de pisser. La première claque glacée m’a gonflé les poumons. Mes parties génitales se sont recroquevillées au point de pouvoir entrer dans un dé à coudre. Je me suis laissé gifler un moment en tentant de pisser entre deux vagues. Le début d’ivresse m’arrachait des rires imbéciles et m’empêchait de sentir les brûlures du torse, des coudes et des genoux. Je suis revenu en sang sur la dune, hilare et frais. L’océan communique sa sauvagerie. J’étais comme ces chiens qui sautent après les vagues pour mordre l’écume : heureux ici et maintenant. Je ne sais pas ce qu’il y a de plus proche du bonheur que l’eau. C’est sans doute pour ça qu’on a tous en tête une île déserte. Je me suis dit que j’allais rester là, jusqu’au départ des touristes, mais ça n’a pas duré très longtemps. Mon cerveau m’a servi une mer noire, remplie de petits besoins « bidon » à satisfaire. J’ai roulé en suant de grosses gouttes qui me piquaient aux jointures. Je suis resté garé un moment devant chez moi. Impossible de rentrer. Par la vitre, j’ai aperçu le visage d’Alexandra et j’ai interprété son expression comme un panneau d’avertissement cloué sur la porte : « Sans plates excuses ni papier toilette, n’y compte pas ! » Je me suis rabattu chez Phil qui, évidemment, n’était pas là. J’ai vraiment des amis de merde ! J’ai poursuivi dans la rue en direction de la supérette afin d’acheter suffisamment de papier-cul pour tenir six mois. J’espérais que le geste aurait l’effet d’un bouquet de fleurs (j’avais décidé de le choisir parfumé). Devant l’auberge des chasseurs, il y avait plusieurs voitures de police et j’ai tout de suite pensé à Phil, à ce gros con de Phil. Il n’avait quand même pas…

J’ai voulu entrer pour en savoir plus, mais un type m’a refoulé aussitôt.

- Je suis un habitué. Il y a un souci ?

- Va boire un coup ailleurs, c’est fermé.

- On est mardi.

- Dis donc Einstein, t’as pas vu le changement de décor et les uniformes ? Il y a eu un braquage ici, alors tu dégages, pigé ?

- Y a des blessés ?

- T’achèteras le journal demain. T’auras tout dans le détail, avec des photos en prime.

J’étais tombé sur un de ces cow-boys nourris au lait et au hard boiled. Le con de Phil, le gros con de Phil ! Qu’est-ce qui lui avait pris, bon dieu ! J’ai dévalisé, comme prévu, le rayon papier cul de la supérette et je suis rentré en choisissant de la jouer profil bas avec Alexandra. Compte tenu des antécédents, ça s’est plutôt bien passé. Elle a souri devant les dizaines de rouleaux et a saisi l’attention parfumée. Elle s’est même fendue d’une réplique amusante.

- Bouquet de printemps, tu ne t’es pas foutu de moi !

- Reste plus qu’à chier des violettes et tu peux t’attendre à croiser Laura Ingalls dans le couloir !

- Ce que tu peux être vulgaire ! Pense à ta fille un peu.

Je me suis rembruni. Penser, penser, toujours penser. C’est malin ! Maintenant j’ai le visage de Phil dans le crâne et son sourire d’Épagneul me bourrine le cortex. Alors penser…

 

- Tu regardes les infos ?

- Bah, une fois de temps en temps, je ne risque rien, si ?

- Non, ce n’est pas une critique. Je suis juste un peu étonnée, c’est tout.

- La brasserie des chasseurs a été attaquée aujourd’hui. Je veux en savoir un petit peu plus.

Alexandra a trouvé ça drôle. Nous ne sommes pas raccord question humour non plus.

- Tu n’as aucun alibi pour aujourd’hui, tu t’en rends compte ! Je ne sais même pas où tu étais fourré avec ton pote Phil. À la plage ?

- Non, je pointais un fusil à pompe sur le bide du gros Francis ! Bien sûr que j’étais à la plage. Je me suis même engueulé avec Phil, regarde.

J’ai montré les parties râpées de mon corps et Alexandra n’a pas insisté. Son petit sourire semblait dire : pas trop tôt ! Elle n’avait jamais pu encadrer Phil. Elle avait l’impression que c’était moi en pire et aujourd’hui je ne pouvais pas lui donner tort. J’ai sursauté quand l’image de la brasserie est apparue à l’écran. Ça a duré deux minutes. J’ai enregistré les informations : le patron blessé, la caisse dérobée par une femme cagoulée. J’ai poussé un soupir de soulagement. Dans la chambre, Alexandra remplissait sa valise.

- On va chez ma mère demain, t’as oublié ?

J’ai menti.

- Tu es toujours décidé à repeindre les chambres et le séjour ?

J’aurais fait à peu près n’importe quoi pour ne pas l’accompagner chez sa mère, alors un peu de peinture contre une paix royale, c’était un bon marché. Je serais allé jusqu’à la terrasse en bois exotique pour éviter Doris et son chapelet de conseils amicaux. J’ai passé le reste de la soirée avec ma fille, à faire parler les peluches en essayant de rester poli, même au cœur de la baston entre le lapin et le flamand (roses tous les deux). Eva a ri comme la première fille sur Terre. Libre, explosive, les yeux pleins de larmes. J’ai ri aussi et perdu d’un coup vingt ou trente kilos d’emmerdes et de compromis. Ah, le pouvoir des enfants…

Quand je me suis réveillé, j’étais toujours dans le lit de ma fille qui dormait avec un bras dans le vide. Je l’ai regardée et j’ai réalisé combien elle me manquerait quand Alexandra mettrait les voiles. Alexandra dormait aussi, devant la télé allumée. J’avais envie d’aller raconter à Phil ce qui m’était passé par la tête, mais j’ai choisi d’aller prendre une douche pour ôter le sel, après quoi, j’ai dévalisé le frigo et me suis ratatiné sur le canapé.