4. Sept ans de judo.

 

Je me suis levé vers midi, les cheveux poisseux, blanchis, et une boule de billard dans le bide. La brasserie des chasseurs sautillait dans mon crâne embrumé. Je m’y suis rendu après la douche. On pouvait consommer à nouveau et j’ai commandé un café, non loin de quelques habitués qui évoquaient le braquage. Tous penchaient pour l’hypothèse d’un travelo gitan. Quelqu’un du coin, qui n’avait pas d’accent. Ils parlaient de Francis, le patron, de la balle qui lui avait fait sortir un peu de gras sans toucher de parties vitales. Il était toujours à l’hosto. Ça m’a un peu rassuré, mais je ne me faisais pas d’illusion sur le tarif à payer pour la complicité d’une attaque à main armée. Même si j’évoluais dans un quotidien rampant, je n’étais pas prêt à le troquer pour une cellule sinistre. L’un des types m’a interpellé :

- T’es pas avec ton pote ?

- J’ai plus de pote. Je crois qu’il est allé travailler sur la Côte d’Azur pour la saison.

- Lui ? Je ne l’ai jamais vu rien foutre !

- Ben ouais ; va falloir se mettre à croire aux miracles.

Ils se sont marrés en chœur. Le mien peinait à battre. Ils m’ont invité à leur table et nous avons continué à parler du braquage sans oublier de nous hydrater. Dès que mes yeux tombaient sur la porte d’entrée ou le comptoir, je voyais Phil en bas résille, une cagoule sur la tête en train de tenir en respect toute une salle avec des intonations de tafiole. La femme de Francis venait d’une famille de manouches et j’ai orienté ma tablée vers une histoire de règlement de comptes entre gens du voyage. Ils ont noyé l’idée dans leurs demis avant de la ressortir et de se persuader qu’elle était issue de leur propre cerveau. Je les ai quittés sans revendiquer d’antériorité, puis je suis retourné chez moi pour continuer de poncer les murs, en me promettant de cesser au plus vite de picoler.

J’ai passé le reste de la journée à reboucher les trous à l’enduit et à la spatule. Un rafraîchissement sous hypnose puisque ça turbinait à l’intérieur. J’avais menti à Alexandra, aux types de la brasserie, mais rien de tout cela ne me rassurait vraiment. J’avais plutôt l’impression d’avoir semé des petits cailloux blancs qui serviraient à me relier au hold-up de Phil. C’est presque une règle d’or : c’est toujours quand on veut jouer au malin qu’on se fait prendre. Les journaux étaient remplis d’histoires de ce genre. Au terme de la journée, j’en étais venu à me dire qu’il n’y avait rien à faire. Juste vivre, aller bosser, repeindre les murs en espérant passer entre les gouttes. J’ai appelé Alexandra en lui faisant croire que le plâtre était tombé par plaques, sans savoir pourquoi je continuais de lui mentir, peut-être juste histoire de me faire la main en prévision de l’avenir et quand un mec comme moi se met à faire des plans d’avenir, c’est pas bon signe. Ça signifie que le présent pue vraiment. Lorsque le téléphone a sonné un peu plus tard, j’étais sur le point de terminer la sous-couche. Je me suis essuyé brièvement et j’ai couru jusqu’au combiné.

- Salut !

- Phil ?

- Ouais…

- T’es où ?

- Je ne peux pas trop te parler.

- Quoi ? Tu te déguises en gonzesse, tu braques la brasserie des chasseurs, tu m’impliques dans ton coup foireux et je devrais fermer ma gueule ?

- C’est « ton » coup foireux.

- Putain, Phil, t’as pas compris que je plaisantais quand je te parlais de ça ? C’était juste une façon de t’envoyer paître. J’avais envie d’être un peu tranquille.

- Ben, pour une blague, t’avais sacrément argumenté, et t’avais rien démenti. Je suis pas devin.

- S’il y avait un doute, il est brillamment dissipé. Tu viens plutôt de gagner quelques échelons dans la hiérarchie des cons. Pourquoi tu m’appelles ? Tu t’es dit que j’avais une petite vie pépère et qu’il fallait mettre un peu de peps dans tout ça ? Putain, ça doit être écrit quelque part sur mon front : « mec à entuber, succès garanti ! » Ma femme m’a tout piqué par avance sur un coup de vice chez le notaire, et mon pote braque en me propulsant cerveau de la bande. Je me demande si je ne vais pas mettre fin à ce petit jeu de massacre en allant directement voir les flics pour tout balancer, histoire de bénéficier d’un regard compatissant de la justice, pourtant réputée pour ses problèmes de vue.

- Déconne pas, Fred, j’ai besoin de toi. C’est pour ça que j’appelle.

- C’est quoi le prochain coup de main ? Une banque ? Un transporteur de fond ?

- Je rigole pas, Fred, si t’es pas là dans une heure, sur la place de Lacanau océan, devant le manège Mickey, je te jure que je ne te causerai plus le moindre problème, sinon celui de devoir te laisser mentir au cimetière en disant aux quelques égarés présents que tu étais mon pote.

- Manquait plus que ça ! Tu me fais un chantage au suicide. Le manège Mickey ? Putain, mais tu veux que je t’étrangle moi-même, pauvre connard !

- Il te reste cinquante-neuf minutes. Salut mon ami !

Il a raccroché, l’espèce de gros con. J’ai arrêté mon poing juste avant qu’il n’enfonce le placo du mur que je venais de refaire. Et j’ai filé vers ma caisse en emportant un pack de bière et un CD des Roadrunners pour me tenir compagnie. Cet enfoiré n’avait même pas eu l’intelligence de se casser loin d’ici. Il était venu s’isoler dans le coin le plus peuplé du département en été ; un nid de flics présent à chaque rond-point, que les Bordelaises et les Européennes du Nord, à peine vêtues, poussaient à l’excès de zèle. La connerie, à ce stade, ça mérite de passer à la postérité. J’ai filé en direction de Brach en me disant qu’avec la martingale que je suivais, un sanglier ou une biche allait mettre un peu de piquant dans tout ça. Mais, j’ai déboulé dans Lacanau avant que ma colère tombe, avec des envies de meurtre. Je me suis garé sur le parking de l’école et j’ai quasiment couru jusqu’au manège. J’ai été surpris de ne pas trouver Phil ; la cagoule sur la tête, monté sur des bas résille, en train de distribuer des billets de cent aux gamins. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de lui casser la gueule devant les gosses. Sans doute la musique à chier qui sortait des enceintes et la proximité des flics.

On est passés entre deux gendarmes dans la rue piétonne. Phil regardait ses tongs. J’essayais d’avoir l’air naturel, mais je sentais que j’échouais. On a tourné à droite puis on a tracé sans un mot jusqu’à l’hôtel de Phil. Il a refermé la porte et s’est assis sur le lit. Une heure s’était écoulée depuis son ultimatum.

- J’ai vraiment besoin de toi, Fred. Je suis tombé sur du gros.

- Ouais, c’est pas un scoop. T’as braqué et blessé le gros Francis.

- Le gros Francis, c’est rien. Enfin, je veux dire que ce n’est pas parce que je l’ai éraflé que je flippe…

- Ouais, tout ça c’est des broutilles, juste un petit hold-up, parce que t’es devenu un dur, l'André Pousse du Médoc, mon pote.

- Arrête un peu. Regarde plutôt ce que j’ai trouvé dans le coffre personnel du gros Francis.

Il a soulevé le matelas pour saisir une poche plastique. Un kilo de poudre blanche.

- J'en ai trois autres comme celle-là.

- C'est quoi ? De la coke, de l'héro ?

- J'en sais rien, mec, j'ai sauté l'étape du renseignement à l'accueil quand j'ai trouvé l'échantillon. Tu comprends pourquoi je flippe maintenant ? Il y avait trois mille euros en liquide et un flingue que j'ai laissé.

- Et qu'est-ce que je viens faire au milieu de tout ça ?

- Ben tu vas m'aider à sortir de cette merde.

- Et pourquoi je ferais ça ?

- Peut-être parce que t'es mon pote, mais ça j'y crois pas trop. Peut-être parce que tu as une gosse et que si le gros Francis apprend que tu m'as donné l'idée du casse, il risque de t'ôter l'autorité parentale moins élégamment qu'Alexandra ou peut-être…

Je ne l'ai pas laissé finir. Mon poing est parti s'écraser sur son pif. Phil a couiné et mon deuxième poing s'est à moitié enfoncé dans sa bouche. Phil m'a mordu puis m'est tombé dessus tandis que mon direct filait le long de son oreille. Ce salaud venait de me rappeler qu'il avait pratiqué le judo pendant sept ans et l'étranglement qu'il m'imposait me projeta illico au centre de la voie lactée. J'ai lâché prise.

Quand j'ai retrouvé mes esprits, j'avais les mains attachées au lit et mes propres chaussettes enfoncées dans la bouche. Phil s'était collé deux mèches de PQ dans les narines et sa lèvre supérieure paraissait en surdosage de collagène.

- Tu sais, Fred, quoi que tu dises, t'es le détonateur de toute cette merde et tu vas m'aider à en sortir. Si je pouvais agir seul, je te jure que je le ferais, mais j'ai pas assez de fric pour filer et trop de came pour l'abandonner. Avec tes conneries, les flics vont débarquer directement et je te laisse imaginer ce qu'ils penseront des deux trous du cul qui s'emplâtrent avec quatre kilos de blanche dans cette chambre d'hôtel.

Je n'en revenais pas. Un îlot de raison subsistait dans la cervelle molle de Phil et il avait réussi à échouer dessus.

- Si tu jures de la fermer, je vire ces chaussettes puantes de ta gorge. T'as réveillé mon instinct sadique, mais il y a des limites à la cruauté.

J'ai acquiescé tout en me demandant comment il pouvait sentir quelque chose avec son pif fourré à la ouate de cellulose. Mais il avait raison, j'avais un goût d'eau croupie dans la gorge quand il se décida à me laisser respirer. Je n'étais pas en position de dire ce que je pensais de Phil. Il le savait. Alors j'ai tenté de le raisonner et j'avais du flair pour une fois car ça a totalement foiré. J'étais condamné à m'enchaîner aux mêmes fers et à ramer en cadence au fond de la galère. Alors j'ai cédé.

- Je marche, Phil, mais on va faire ça le plus intelligemment possible et partager le fric et le risque en deux.

- OK, c'est tout ce que j'attendais.

- Et quand tout sera terminé, si on est encore entiers, peut-être que je te buterai, comme ça, juste pour le fun.

- Bah, tu seras tellement soulagé et plein aux as que tu ne risqueras plus rien après ça. Je te connais.

- Si tu me connaissais tant que ça, je serais tranquillement en train de repeindre ma baraque et tu pourrais coucher chez toi sans crainte de te faire dessouder.

J'ai réussi à le convaincre de partir de Lacanau pour trouver un coin plus tranquille. Avec sa gueule, les Relais & Châteaux étaient exclus, mais il restait la solution des hôtels à carte bleue, à deux pas de la rocade. Surtout pas de dépenses en liquide, le temps de trouver comment écouler le tout sans éveiller les soupçons.

Je suis rentré. Les pinceaux avaient séché. Tout ça, les petits mensonges destinés à Alexandra, m'apparaissaient comme dérisoires. J'ai eu envie de téléphoner pour entendre la voix de ma fille. Je suis tombé sur ma belle-mère. Quand la chance ne veut pas sourire… J'ai éloigné le combiné tandis que je touillais la peinture de l'autre main avec un bâton. Quand j'ai raccroché, j'avais mal au bras et le cerveau englué par la gelée molle du quotidien dans mes oreilles. J'ai peint au rouleau, en silence et j'ai pris une douche avant d'aller au lit.