6. Le charme gracile des chevreuils.

 

L'avantage avec les bleds paumés, c'est que l'on retrouve vite un nom et une adresse dans l'annuaire. Je suis parti à l'aube en direction de Cissac en flottant dans un brouillard rampant jusqu'à Castelnau, puis j'ai pris la nationale qui traverse les vignes en direction de Lesparre. À Cissac, je me suis garé entre l'église et l'école. Les parents de Mado habitaient une vieille ferme en ruine dont la moitié seulement semblait habitable. Un chien attaché à une chaîne écrasait sa gueule sur le sol, une oreille pendant dans la gamelle. J'ai vainement cherché une sonnette puis j'ai contourné le chien en le toisant, mais il n'y avait rien à craindre de ce côté-là. Le temps de tourner la tête, j'avais un fusil de chasse sur le bide et je recevais de plein fouet l'haleine avinée du vieux de Mado.

- Retourne sur tes pas Ducon, ou je te donne à bouffer à mes porcs.

- Je suis Fred, vous ne me remettez pas ? Un ancien ami de Paul et de Mado…

- Le p'tit con qu'a failli foutre le feu à ma grange ?

- Non, ça c'est pas moi…

- Alors, j'vois pas. Dégage !

- J'avais fait les vendanges deux étés de suite avec Paul au château et j'étais parti en camping avec vos deux enfants à la grande Escourre.

Je cherchais un souvenir supplémentaire quand il finit par baisser la garde en tremblant.

- Et qu'est-ce que tu veux ?

- J'ai besoin de voir Mado.

- Elle fait plus la pute.

- Je sais. Paraît qu'elle a bien morflé.

- Ça va mieux maintenant.

- C'est son mac qui lui a fait ça ?

- Même pas, un taré de passage qui l'a sautée avec un cutter dans la bouche.

La bite et le couteau. J'ai ravalé ma réflexion au dernier moment en me raclant la gorge et j'ai aperçu Mado derrière les rideaux.

- On parle de moi ?

- Y a un gars qui voudrait te causer. Tu le connais ?

- Bien sûr papa, c'est Fred ! Tu l'appelais toujours la feignasse quand on était mômes.

- Ah la feignasse, ça, ça me dit quelque chose. Avec tous ces cheveux sur la tête, on le reconnaît à peine.

Il s'est marré en toussant et Mado m'a toisé en cherchant des réponses dans mon regard. Deux fines cicatrices prolongeaient la commissure des lèvres et une balafre partait de l'oreille jusqu'au milieu de la joue pour former un point d'interrogation.

- Ça fait plaisir de te voir Fred. T'as un teint de chiotte.

- C'est sans doute que je suis sacrément dans la merde.

Ça l'a fait rire et j'ai retrouvé la Mado de mon adolescence durant quelques secondes.

- J'ai besoin de tes compétences

- Papa t'a dit que le tapin c'est terminé pour moi ? Et à part ça, je ne suis pas bonne à grand-chose.

- On peut causer un peu à l'écart ?

- Tu m'intrigues là. Qu'est-ce ce que t'as été foutre ? Allez, suis-moi à la grange et déballe.

La grange était en piteux état. Une grande bâche en plastique noir tenait lieu de toit. J'ai tiré le sachet de ma chaussette et lui ai fourré sous le nez.

- J'ai besoin que tu me dises ce que c'est.

- T'as trouvé ça dans la chambre de tes enfants ?

- Ma gosse n'a que 8 ans. Non, J'ai un pote qui a fait une énorme connerie et qui se retrouve à devoir écouler la marchandise.

- Ça non plus, j'y touche plus.

- Je ne te demande pas d'y toucher, mais de me dire ce que c'est.

- De la coke

- Ah

- T'as fait tout ce chemin pour ça ?

- Ben je m'étais dit que tu aurais peut-être des relations ou des idées pour l'écouler en échange d'un pourcentage sur la vente.

- Ton copain, il existe ?

- C'est Phil, tu l'as déjà vu, je crois. Des fois, j'aimerais l'avoir seulement imaginé. Ça me permettrait de me concentrer sur mes petits problèmes de couple.

Je lui ai raconté l'affaire. J'étais sûr que Mado ne tenait pas à parler aux flics et qu'elle refuserait de s'engager sans savoir de quoi il retournait. Elle s'est marrée. Ça lui réussissait. L'abstinence et les cicatrices n'avaient pas eu raison de son sourire.

- En gros, il vous manque un troisième Pied Nickelé ?

- Qu'est ce que tu comptes faire ? T'enterrer ici et attendre que tout s'écroule ? Il y a combien de chances pour que tu replonges à ce rythme ?

- Pas plus qu'avec tes petits sachets, je suppose. On partage en trois parts égales et je ne veux avoir affaire qu'à toi. Ton pote, je vois vaguement qui c'est. Il ne doit rien savoir sur moi. Je cours un trop grand risque avec un con pareil. J'ai jamais bien compris comment vous étiez devenus potes.

- J'ai oublié moi-même. Concernant ta part, il faut que j'en touche deux mots à Phil. J'ai l'impression qu'il est devenu aussi gourmand qu'inconscient.

- On fait comme ça. Tu te charges de Phil et je m'occupe du commerce. Laisse-moi l'échantillon. Je préfère te prévenir, ça va peut-être prendre un peu de temps.

 

Je n'en revenais pas de la facilité avec laquelle Mado avait accepté l'association et j'ai respiré à pleins poumons pour la première fois depuis le début de cette chienlit. J'avais trouvé une partenaire de choix qui, contrairement à Phil, était dotée d'un cerveau, sans doute ravagé par les excès passés, mais en état de fonctionner. J'ai regardé Mado et sa jolie paire de seins dans le rétro en espérant que notre petite affaire n'allait pas foirer. Mado avait eu plus que son compte d'emmerdes dans cette vie. Je sais, c'est une phrase piquée à un mauvais polar, mais c'est exactement à ça que j'ai pensé. Un peu à ses nibards et à son joli cul aussi. J'ai sillonné les vignobles dans l'autre sens, en bâillant, le soleil dans les yeux, avec l'envie d'arriver au plus vite pour piquer une sieste. Phil attendrait. Je ne savais pas encore comment j'allais lui présenter la chose. Je trouverais bien une solution d'ici là. Enfin ça, c'était ce que je me disais jusqu'à ce que l'autre con d'en face évite un chevreuil in extremis pour percuter mon aile avant gauche. Je l'ai aperçu dans un flou puissant, un type maigre, pas rasé, avec une chemise à carreaux. Il a inspecté sa voiture, s'est approché puis est reparti à fond avant même que je réalise ce qui s'était passé. Le chevreuil avait disparu, lui aussi. Je suis descendu à mon tour pour constater les dégâts. Un phare cassé, un bon pet à l'aile qui m'empêchait de baisser la vitre avant, et une traînée de peinture rouge. Un bout de tôle bloquait la roue lorsque j'ai tenté de redémarrer. J'ai appelé les flics après une longue hésitation et ils ont rappliqué dans la demi-heure. Je m'étais assoupi et je les ai sentis un peu affolés lorsque j'ai ouvert les yeux.

_ Vous allez bien ? Vous avez perdu connaissance ?

_ J'en sais trop rien, j'ai mal au cou en tout cas.

_ Et l'autre conducteur, vous l'avez vu ? Il est parti comme ça ?

Je leur ai donné les rares détails que je conservais du type. Ça n'a pas eu l'air de leur convenir, trop vague et mon élocution éloignait un peu plus encore les certitudes.

- Vous êtes sans doute tombé sur un type ivre ou sans permis.

- Ou les deux à la fois - a ajouté son collègue.

J'ai acquiescé. Puis ils se sont baissés, ont consigné le résultat de leurs observations et ont fait venir une ambulance. Le cou commençait à me lancer de plus en plus et je me suis laissé porter par les événements, en direction de la clinique de Lesparre. J'ai poireauté dans la salle d'attente des urgences durant une bonne heure en tentant de ménager ma nuque. Pour passer le temps, j'ai divagué sur l'hypothèse que l'accident se soit passé à l'aller, alors que j'étais encore en possession du sachet de poudre. C'était un scénario catastrophe où je me retrouvais balancé lourdement en garde à vue dans un coin pisseux. Après quoi, un flic sadique me balançait de petits atémis sur le cou pour m'extorquer des aveux circonstanciés.

Après quelques radios, je suis resté en observation, bourré d'antalgiques et j'ai pu faire la sieste que je comptais m'accorder quelques heures plus tôt. Le médecin a rendu son verdict : un léger déplacement vertébral qui nécessiterait néanmoins le port d'une minerve pendant trois semaines et du repos. Il en avait de bonnes. Ma voiture était je ne sais où. J'avais un trafic à mettre en route et j'allais sans doute devoir me farcir les remontrances d'Alexandra sur ma conduite dangereuse. Une ambulance m'a déposé à la pharmacie puis j'ai marché jusqu'au cabinet médical pour que mon médecin traitant prolonge mon arrêt de travail. De retour chez moi, je me suis allongé sans pouvoir dormir. La minerve me gênait et l'odeur de peinture commençait à me courir sur le système. J'ai avalé deux autres gélules et j'ai végété devant la télé. Plus tard, j'ai téléphoné à Phil. J'ai commencé par les bonnes nouvelles. Il n'était pas pour le partage en trois du commerce. Ça bouillonnait dans mon cerveau, mais je suis resté calme avant de passer aux mauvaises nouvelles et de finalement trouver le bon angle d'approche.

- J'ai eu un accident de bagnole. Je suis au pieu, bourré de médocs, avec une minerve.

- Merde ! Ça s'est passé comment.

- Un type m'est rentré dedans et il a filé sans demander son reste.

- Tu crois que c'est lié à notre affaire ?

J'ai souri. L'ouverture m'est apparue.

- Non, un pur hasard ! Bien sûr que je pense que c'est lié. J'avais déjà repéré la caisse deux, trois fois. Pour moi, il s'agissait d'un simple avertissement. Je me suis barricadé et j'ai un couteau de cuisine dans la main, si tu veux savoir. Je ne donne pas cher de ta peau si tu mets le nez dehors.

- Putain de merde ! Je suis désolé, mec.

- Ouais, ça sert à rien d'être désolé. Il va falloir penser vite et bien. Primo, il me faut une autre voiture. On va taper dans le liquide que tu as récupéré. Deuxio, tu ne bouges pas d'un poil. Il va falloir être super prudent. Le type sait peut-être déjà où tu te planques. Et tertio, tu laisses entrer mon contact dans la combine sans discussion et aux conditions que je viens de t'énoncer. Elle connaît le milieu, les tarifs et on ne perdra pas au change. On te trouvera une autre planque. Je ne voudrais pas t'alarmer, mais il me semble que j'ai vu des gars rôder dans ton jardin.

- Eh, le liquide pour la caisse sera retiré de ta part, bien sûr.

- Si tu veux, mais t'es un putain d'enfoiré de penser à un truc pareil en ce moment. Je te rappelle demain. Je ne tiens plus, il faut que je dorme.

J'avais fini sur une vérité. Alexandra attendrait, elle aussi. J'ai laissé le combiné décroché et suis allé me coucher tant bien que mal en m'empiffrant de gélules.