5. La came sur Ebay ?

 

 

D'ordinaire, ça ne me pose pas de problème de croiser le regard impatient des clients munis de leur bon de commande. Ce n'est pas qu'on est mal organisé, mais on manque de bras et les consignes sont : souplesse et sourire (pas trop le sourire, certains l'interprètent comme du foutage de gueule). Dans mon petit uniforme IKEA, je ne sais pas ce qui me mine le plus : la risette sur commande ou pousser les chariots. Le fait est que je suis à la traîne et que je ne peux pas mener deux problèmes de front. À la cafétéria, je me suis tordu le ventre sur un sandwich made in Sweden, j'ai joué au martyr toute la journée, histoire que les collègues me laissent un peu tranquille, puis j'ai filé chez mon médecin en m'inventant des symptômes. Je suis reparti de son cabinet avec une semaine d'arrêt et j'ai cessé de me tordre de douleur après quelques mètres. J'ai appelé Phil en rentrant pour lui annoncer que j'étais à plein-temps sur le coup et qu'il devait se tenir prêt.

 

Il avait tenu parole et trouvé une chambre près de la rocade avec service vidéo compris. Je suis allé le rejoindre après avoir eu Eva et Alexandra au téléphone. Comme convenu, j'avais attendu la nuit avant de pénétrer dans l'appartement de Phil. Il m'avait fait une liste, mais j'ai procédé comme avec Alexandra. J'ai pris ce qui me tombait sous la main, sans tenir compte de son torchon. J'ai juste pensé à emporter son portable. Il semblait y tenir pour passer le temps dans sa chambre d'hôtel. J'ai acheté deux cartouches de clopes et Sud-Ouest dans une ville voisine pour ne pas éveiller les soupçons. Une semaine, c'était court et à l'instar de Phil, je ne connaissais pas le sujet. Il ne fallait pas trop compter sur lui pour s'exciter le cortex. Bah, au moins, ça me permettrait de ne pas me mettre en première ligne. Phil m'a accueilli comme une grand-mère isolée qui vous agrippe par un trop plein de solitude. J'étais à deux doigts de le planter là, juste pour voir à quel point il nécessitait ma présence, mais l'image de ce con en train de me lécher les orteils m'en a rapidement dissuadé. En ouvrant sa valise, il a grimacé de déception, mais la vue des clopes et du portable a tempéré cette première impression.

- T'as pas jeté un coup d'œil à la liste ?

- J'avais pas le temps. C'était risqué. De toute façon, j'ai jamais pu sacquer les listes. Une liste, c'est déjà le début d'un projet et les mecs avec des projets me gonflent ou me font peur.

- Encore une de tes idées à la con !

- Ouais. Je connais des mecs assez cons pour les suivre, mes idées, et ceux-là ont encore besoin de mes idées pour sauver leur cul. Alors je serais toi, je la mettrais en veilleuse.

Phil a sorti une clope et m'a regardé un moment en souriant. Il attendait sans doute que je lui demande ce qui lui passait par la tête, mais je n'ai rien dit. Je me suis concentré sur sa cendre qui grossissait et je pariais qu'elle tomberait hors du cendrier, enfin vous voyez, le détail qui occupe sans envahir l'esprit.

- Tu ne veux pas l'essayer ?

- Quoi ?

- La came, tu ne veux pas y goûter ?

- C'est ça qui trottait dans ton cerveau malade ? T'es fou ou quoi ! J'ai déjà assez de tares et d'emmerdes comme ça. Je laisse ça aux gosses de riches.

- C'est con ce que tu dis. Il y a plus de pauvres qui se cament que de riches.

- T'es engagé par un cartel colombien pour faire le VRP ? Non, je ne veux pas de ta came. Je voudrais même ne jamais l'avoir vue. Je ne te conseille pas d'y toucher. T'es pas assez malin pour n'en prendre qu'une fois de temps en temps. T'as pile le profil du type qui tremble sur le plongeoir au-dessus d'une piscine vide.

- C'est gentil de t'inquiéter pour moi, même en me balançant deux, trois saloperies au passage. Bon, t'as eu le temps de penser à notre petit commerce ?

- T'as le choix : plus tu écoules en gros et rapidement, moins tu gagnes et moins tu cours de risques. Mais je suppose que ça ne va pas te convenir.

- Ben, je voudrais en tirer le maximum, tant qu'à faire

- Et tu penses que le gros Francis et ses sbires ne sont pas déjà en train de te courir au cul ?

Tu sais, il y a des types qui ont inventé le juste milieu. Ça permet de vivre plus longtemps et ce n'est pas forcément à négliger.

- Je vais me renseigner sur internet, il y a sûrement plein de forums qui traitent du sujet.

- Et tu veux vendre ta came sur Ebay ?

- T'es con. Ce serait juste pour tâter le terrain et voir s'il y a une possibilité de créer un petit réseau.

- Et accessoirement de tomber sur un flic qui traîne par là. Ne fais pas ça. Renseigne-toi sur le prix, mais ne prends aucun contact. Laisse-moi faire.

- Tu connais du monde ?

- Il se pourrait que j'aie un contact un peu fiable. Une fille qui fait la pute derrière la gare, mais je ne suis vraiment pas sûr de pouvoir la retrouver.

- Une ex à toi ?

- La frangine d'un copain qui vivait dans un monde réduit : elle se faisait défoncer pour se défoncer. Si elle n'est pas trop abîmée, je devrais pouvoir compter sur elle. De toute façon, on a besoin de quelqu'un pour évaluer le matos et pour le vendre alors je préfère prendre le risque avec elle.

 

Je suis parti avec un petit échantillon dans la chaussette jusqu'aux abords de la gare de Bordeaux. Le coin avait viré Europe de l'Est, comme un peu partout, et je me fiais aux accents pour trouver celle qui me renseignerait. J'étais enfin tombé sur une Médocaine. Elle ne s'était pas trop fait prier pour parler. Mado ne travaillait plus dans le coin. Elle avait eu le nez explosé et une balafre au cutter. J'ai compati brièvement en essayant de me souvenir du trou perdu d'où elle était issue. Pas trop loin de Lesparre. Vertheuil peut être ? Un de ces villages entre les vignes que l'on traverse en moins d'une minute en voiture. Un des rares endroits où le coca n'avait pas supplanté le pinard.

- Elle était de Vertheuil, non ?

- Pas loin : Cissac

- Ah voilà, c'est ça, Cissac.

- Je te préviens, mec, dès que tu t'éloignes, je lui passe un coup de fil pour la prévenir que tu comptes tourner autour d'elle.

- Bah, pourquoi tu m'as donné l'info alors ?

- J'ai comme dans l'idée que tu ne lui veux pas de mal, mais je n'en suis pas sûre.

- Non, je ne lui veux aucun mal. Je suis une vieille connaissance.

- Alors peut-être à plus tard, mon mignon, qui sait ?

J'ai pointé l'index vers le ciel sans y croire, en guise de réponse, puis je suis rentré chez moi pour faire acte de présence.

 

L'odeur de la peinture était encore bien présente, mais je n'ai pas aéré. Je commençais à avoir peur, comme quand j'étais gosse et qu'il me semblait entendre des pas feutrés dans l'escalier. Je fixais la porte en luttant contre le sommeil et en serrant ma coupe de football dont le socle en marbre était censé se ficher entre les yeux de l'agresseur. J'ai pensé aux grands couteaux à viande de la cuisine et estimé le temps nécessaire pour les atteindre avant de balayer tout ça du revers de la main.